Elle n’a jamais eu besoin de lumière pour briller. Jenny Bel’Air, c’est une présence qui traverse les époques, une voix qui claque comme un fou rire dans la nuit, une silhouette qui ne demande jamais la permission pour exister. Elle n’a pas été une figure de la nuit parisienne. Elle a été la nuit elle-même. Par Khalad
Il faut imaginer Paris à la fin des années 70. Les trottoirs humides, les regards en coin, les corps qui cherchent à s’inventer. Et au milieu de tout ça, une femme ou plutôt une créature qui ne ressemble à personne. Jenny Bel’Air ne se présente pas. Elle surgit. Elle ne demande pas à être aimée. Elle impose l’amour. Physionomiste du Palace, elle ne tenait pas la porte. Elle tenait le tempo. Elle décidait qui avait le droit de danser, qui méritait de plonger dans cette fête sans fin. Avec son boubou africain, ses yeux qui scannent les âmes, elle était à la fois douanière et chamane. Elle ne filtrait pas les gens. Elle filtrait les intentions.


Le Palace, son royaume sans murs
Le Palace n’était pas une boîte de nuit. C’était un sanctuaire. Un théâtre où chacun pouvait jouer le rôle qu’il n’avait jamais osé endosser. Travestis, punks, bourgeois, stars et paumés… tous venaient chercher une permission d’exister. Et Jenny, elle, leur donnait cette autorisation avec un sourire, un regard, parfois un silence. Elle ne jugeait pas. Elle jaugeait. Elle sentait. Elle savait. Et quand elle disait non, ce n’était jamais une punition. C’était une protection. Elle veillait sur le lieu comme une mère veille sur ses enfants turbulents. Elle était la gardienne, la prêtresse, la vigie.
Une enfance volée,
Jenny n’est pas née dans les livres. Elle est née dans les failles. Des origines guyanaise par sa mère, elle n’a pas eu d’enfance. Elle a eu des échappées. Et dans ces dernières , elle a construit un personnage, pas un masque, une vérité. Elle s’est inventée comme on se sauve. Elle a fait de son corps un manifeste, de sa voix une arme, de sa présence un refuge. À une époque où le mot « créature » faisait peur, elle l’a porté comme une médaille n’a jamais demandé à être comprise a juste exigé d’être respectée.


La fête, puis le silence
Les années Palace, c’était l’ivresse, la sueur, les regards qui brillent. C’était la liberté qui s’habille en sequins, qui danse jusqu’à l’aube, qui rit sans raison. Mais le sida est arrivé. Comme une ombre sur les projecteurs. Et Jenny a vu ses amis tomber. Un à un. Trop jeunes. Trop beaux. Trop libres. Elle parle de génocide. Elle parle du bruit des graviers dans les cimetières. Elle parle sans pathos, mais avec une douleur qui ne s’efface pas. Elle n’a jamais touché à la drogue. Elle a vu trop de vies s’effondrer. Elle a tenu bon. Elle a continué à danser. À parler. À témoigner.
« On dirait que la boule disco leur est tombée sur la tête. »
Aujourd’hui, Jenny observe la jeunesse comme on regarde un vieux film qu’on a trop aimé. Avec tendresse, avec agacement, avec ce mélange de nostalgie et de lucidité qui ne ment jamais. Elle voit les corps dénudés, les regards perdus, les artifices sans âme. Et elle lâche, mi-ironique, mi-fataliste : « Maintenant, les filles sont à poil, pire qu’à Pigalle. On dirait que la boule disco leur est tombée sur la tête. » Mais derrière la pique, il y a une vraie inquiétude. Une vraie fidélité à ce qu’elle a toujours défendu : la fête et la musique comme actes de résistance. La nuit comme espace de liberté. Le déguisement comme vérité. Jenny n’a jamais vu la fête comme une échappatoire. Pour elle, c’est un manifeste. Une façon de dire non. Non aux normes, non aux jugements, non aux silences. Elle le répète encore, avec cette voix qui claque comme une porte qu’on refuse de fermer : « Défendre la liberté, la différence, la fête comme acte de résistance. »
Toujours debout, toujours flamboyante
Aujourd’hui, Jenny ne cherche pas à revenir. Elle est là. Elle n’a jamais quitté la scène. Elle écrit, elle parle, elle filme. Elle regarde la jeunesse avec tendresse et ironie. Elle voit les corps dénudés, les regards perdus, les fêtes sans âme. Et elle sourit. Parce qu’elle sait que la vraie fête, c’est celle qu’on invente. Celle qu’on protège. Celle qu’on honore. Jenny Bel’Air est plus q’une légende. Elle est une leçon. Une leçon de courage, de style, de liberté. Elle est la preuve qu’on peut être tout ce qu’on veut, à condition de ne jamais s’excuser de l’être. Et quand elle dit « Alors, on danse ? », ce n’est pas une invitation. C’est un rappel. Que la nuit est à nous. Que la vie est un bal. Et qu’elle, Jenny, en sera toujours la reine.


Photos : Josselin, Guichard/© Régine Abadia / La Huit Production / Jenny Bel’Air/ Films/DR






